Du particulier à
l’universel
Le particulier
ne nous enferme pas en lui, au contraire : c’est par lui que nous pouvons
aller vers l’universel. L’estime de ce qui est le plus proche ne m’éloigne pas
du reste du monde ; à l’inverse, elle m’ouvre à la compréhension de ce
qu’il y a de plus général. Par exemple, le fait que nous ayons aimé nos parents
de façon totalement unique, avec leur personnalité singulière, ne signifie pas
que nous en soyons venus à détester tous les autres parents de la terre, loin
de là : c’est à travers eux que nous avons approché la réalité de la
paternité, de la maternité ; et la relation personnelle qui nous a lié à
eux a pu seule nous faire pressentir avec émerveillement l’infinie et fragile
beauté de cette expérience universelle de la filiation, qui porte l’humanité.
Aimer ses parents ne veut pas dire qu’on méprise les autre ; de la même
façon, aimer la culture que l’on a reçue en héritage, cette culture
particulière parmi toutes les civilisations du monde, ne signifie pas détester
les autres. Bien au contraire : à mesure que nous recevrons ce que notre
culture peut nous transmettre de meilleur, nous serons à mêmes de comprendre et
d’estimer la singularité des autres traditions que nous pourrons rencontrer.
Pour cette raison, il faut cesser d’avoir peur de transmettre notre culture,
comme si elle devait constituer un danger pour la paix et la coexistence des
civilisations. Je ne crois pas au choc des cultures, mais au choc des
incultures : le plus agressif est celui qui, dépourvu d’héritage, ne sait
pas qui il est ni d’où il vient, celui qui n’est pas assez familier d’une
langue pour s’ouvrir à d’autres langages. Ce n’est pas la singularité des
visions du monde qui nous oppose : ce qui nous isole vraiment, c’est
l’incapacité à penser ce qui nous entoure quand un vocabulaire nous fait défaut
pour cela. Notre seule chemin vers l’universel est donc le particulier.
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________________________________________________L’homme, plante céleste, a ses racines au ciel.
(Platon, Timée)
De
l’espèce d’âme qui a la plus haute autorité en nous, voici l’idée qu’il faut
s’en faire : c’est que Dieu nous l’a donnée comme un génie, et c’est le
principe que nous avons dit logé au sommet de notre corps, et qui nous élève de
la terre vers notre parenté céleste, car nous sommes une plante du ciel, non de
la terre, nous pouvons l’affirmer en toute vérité. Car Dieu a suspendu notre
tête et notre racine à l’endroit où l’âme fut primitivement engendrée et a
ainsi dressé tout notre corps vers le ciel.
Or,
quand un homme s’est livré tout
entier à ses passions ou à ses ambitions et applique tous ses efforts à les
satisfaire, toutes ses pensées deviennent nécessairement mortelles, et rien ne
lui fait défaut pour devenir entièrement mortel, autant que cela est possible,
puisque c’est à cela qu’il s’est exercé.
Mais
lorsqu’un homme s’est donné tout entier à l’amour de la science et à la vraie
sagesse et que, parmi ses facultés, il a surtout exercé celle de penser à des
choses immortelles et divines, s’il parvient à atteindre la vérité, il est
certain que, dans la mesure où il est donné à la nature humaine de participer à
l’immortalité, il ne lui manque rien pour y parvenir ; et, comme il soigne
toujours la partie divine et maintient en bon état le génie qui habite en lui,
il doit être supérieurement heureux
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( Charles Péguy )
Car le surnaturel est lui-même charnel
Et l’arbre de la grâce est raciné profond
Et plonge dans le sol et cherche jusqu’au fond
Et l’arbre de la race est lui-même éternel.
Et l’éternité même
est dans le temporel
Et l’arbre de la grâce est raciné profond
Et plonge dans le sol et touche jusqu’au fond
Et le temps est lui-même un temps intemporel.
Et l’arbre de la
grâce et l’arbre de nature
Ont lié leurs deux troncs de nœuds si solennels,
Ils ont tant confondu leurs destins fraternels
Que c’est la même essence et la même stature.
Et c’est le même
sang qui court dans les deux veines,
Et c’est la même sève et les mêmes vaisseaux,
Et c’est le même honneur qui court dans les deux peines,
Et c’est le même sort scellé des même sceaux.
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Pour un manifeste des émerveillés
( Fabrice Hadjadj )
Nous ne sommes pas des indignés. Ce qui
nous anime est un sentiment plus primitif, plus positif, plus accueillant – il
s’agit de cette passion que Descartes considère comme la première et la plus fondamentale
de toutes : l’admiration. Elle est première parce qu’elle s’éprouve devant des
choses qui nous précèdent, nous surprennent, que nous n’avons pas planifiées :
les lis des champs, les oiseaux du ciel, les visages, tous les printemps...
Avant de nous satisfaire de l’œuvre de nos mains ou de la victoire de nos
principes, nous admirons ce donné naturel. Telle est la coloration affective
que nous cherchons à faire entrer dans nos actions. Elles ne sont pas motivées
par une humeur chagrine ou revendicatrice. Elles ne sont pas imbibées
d’amertume. Elles voudraient n’être que des actions de grâces. Car, à partir de
cette admiration première, elles doivent fleurir en gratitude envers la vie
reçue, notre origine terrestre et charnelle : ce fait que nous ne nous sommes
pas faits, mais que nous sommes nés, d’un homme et d’une femme, selon un ordre
qui leur échappait à eux-mêmes.
Loin d’être des spiritualistes ou des
moralisateurs, nous reconnaissons ce que Nietzsche appelait la « grande raison
du corps », et même « l’esprit à l’œuvre sous nos ceintures ». Oui, nous sommes
émerveillés par l’ordination mutuelle des sexes, par le génie de la génitalité.
Bien sûr, cette organisation stupéfiante est comme notre nez au milieu de notre
figure : nous avons tendance à ne pas la voir. Nous nous enorgueillissons
d’avoir bricolé une lampe de poche, et oublions la splendeur du soleil ; nous
idolâtrons la magie de nos machines, et méprisons la merveille de notre chair.
Cette merveille, nous la dissimulons sous les mots de « biologique », de «
déterminisme », d’« animalité », et nous prenons par là un air de supériorité,
vantant les libres prouesses de notre fabrique. Et pourtant, quoi de plus
étonnant que cette union des êtres les plus différents : l’homme et la femme ? […]
Ainsi nos manifestations ne sont pas celles
d’une corporation, mais celles de nos corps. Elles ne partent pas d’une visée
politique ou partisane, mais d’une reconnaissance anthropologique. Elles ne cherchent pas à prendre le pouvoir, mais à rendre un
témoignage culturel à un donné de nature, dans un élan de gratitude. En grec, «
nature » se dit « physis », mot qui vient du verbe « phuein », qui signifie «
apparaître » ou, justement, « se manifester ». La nature n’est pas d’abord une
réserve d’énergies ni une mine de matériaux, manipulables à notre guise, mais
une manifestation de formes organisées, souvent éblouissantes à notre regard.
Certes, la nature est aussi blessée, désordonnée : il y a la souffrance, il y a
la mort, il y a l’injustice. Mais ces ruines ne nous font horreur que
parce nous avons d’abord entrevu sa générosité jaillissante : si nous n’avions
pas perçu la bonté de ses formes, nous ne serions pas scandalisés par ce qui
les défigure... Nos manifestations ne sont donc que pour attester l’éclat de
cette manifestation première. […]
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L’enracinement
( Simone Weil )
L'enracinement
est peut-être le besoin le plus important et le plus méconnu de l'âme humaine.
C'est un des plus difficiles à définir. Un être humain a une racine par sa participation
réelle, active et naturelle à l'existence d'une collectivité qui conserve
vivants certains trésors du passé et certains pressentiments d'avenir. Participation naturelle, c'est-à-dire amenée automatiquement
par le lieu, la naissance, la profession, l'entourage. Chaque être humain a
besoin d'avoir de multiples racines. Il a besoin de recevoir la presque
totalité de sa vie morale, intellectuelle, spirituelle, par l'intermédiaire des
milieux dont il fait naturellement partie.
Les
échanges d'influences entre milieux très différents ne sont pas moins
indispensables que l'enracinement dans l'entourage naturel. Mais un milieu
déterminé doit recevoir une influence extérieure non pas comme un apport, mais
comme un stimulant qui rende sa vie propre plus intense. Il ne doit se nourrir
des apports extérieurs qu'après les avoir digérés, et les individus qui le
composent ne doivent les recevoir qu'à travers lui. Quand un peintre de réelle
valeur va dans un musée, son originalité en est confirmée. Il doit en être de
même pour les diverses populations du globe terrestre et les différents milieux
sociaux. […]
Le
déracinement est de loin la plus dangereuse maladie des sociétés humaines, car il
se multiplie lui-même. Des êtres vraiment déracinés n'ont guère que deux comportements
possibles : ou ils tombent dans une inertie de l'âme presque équivalente à la
mort, comme la plupart des esclaves au temps de l'Empire romain, ou ils se
jettent dans une activité tendant toujours à déraciner, souvent par les
méthodes les plus violentes, ceux qui ne le sont pas encore ou ne le sont qu'en
partie. […]
Qui
est déraciné déracine. Qui est enraciné ne déracine pas.
Il
serait vain de se détourner du passé pour ne penser qu'à l'avenir. C'est une illusion
dangereuse de croire qu'il y ait même là une possibilité. L'opposition entre l'avenir
et le passé est absurde. L'avenir ne nous apporte rien, ne nous donne rien ; c'est
nous qui pour le construire devons tout lui donner, lui donner notre vie elle-même.
Mais
pour donner il faut posséder, et nous ne possédons d'autre vie, d'autre sève,
que les trésors hérités du passé et digérés, assimilés, recréés par nous. De
tous les besoins de l'âme humaine, il n'y en a pas de plus vital que le passé.
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